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Eric Vuillard est un habitué des récits historiques. J'avais été emballé par son roman L'ordre du jour, qui avait remporté le prix Goncourt en 2017 et dans lequel il revenait sur la montée du nazisme et en particulier sur l'annexion de l'Autriche par le Troisième Reich. J'avais été un peu moins séduit par 14 Juillet, même si j'avais trouvé des qualités à ce récit de la prise de la Bastille. Dans les deux cas, Eric Vuillard maîtrisait l'art de saisir un événement historique et d'en tirer un récit immersif.
En ce début d'année 2019, il revient avec La guerre des pauvres, un récit qui résonne étonnement avec l'actualité française, ce qui à mon avis est loin d'être un hasard.
1524, les pauvres se soulèvent dans le sud de l'Allemagne. L'insurrection s'étend, gagne rapidement la Suisse et l'Alsace. Une silhouette se détache du chaos, celle d'un théologien, un jeune homme, en lutte parmi les insurgés. Il s'appelle Tomas Müntzer. Sa vie terrible est romanesque. Cela veut dire qu'elle méritait d'être vécue ; elle mérite donc d'être racontée.
Cinquante ans plus tôt, une pâte brûlante avait coulé, elle avait coulé depuis Mayence sur tout le reste de l'Europe, elle avait coulé entre les collines de chaque ville, entre les lettres de chaque nom, dans les gouttières, par les méandres de chaque pensée ; et chaque lettre, chaque morceau d'idée, chaque signe de ponctuation s'était retrouvé pris dans un bout de métal. On les avait répartis dans un tiroir de bois. Les mains en avaient choisi un et encore un et on avait composé des mots, des lignes, des pages. On les avait mouillées d'encre et une force prodigieuse avait appuyé lentement les lettres sur le papier. On avait refait ça des dizaines et des dizaines de fois, avant de plier les feuilles en quatre, en huit, en seize. Elles avaient été mises les unes à la suite des autres, collées ensemble, cousues, enveloppées dans du cuir. Ça avait fait un livre. La Bible. Ainsi, en trois ans, on en fit cent quatre-vingts, pendant qu'un seul moine, lui, n'en aurait copié qu'une. Et les livres s'étaient multipliés comme les vers dans le corps.
Il cite l'Évangile et met un point d'exclamation derrière. Et on l'écoute. Et les passions remuent, car ils sentent bien, les tisserands, que si on tire le fil toute la tapisserie va venir, et ils sentent bien, les mineurs, que si on creuse assez loin toute la galerie s'effondre. Alors, ils commencent à se dire qu'on leur a menti. Depuis longtemps, on éprouvait une impression troublante, pénible, il y avait tout un tas de choses qu'on ne comprenait pas. On avait du mal à comprendre pourquoi Dieu, le dieu des mendiants, crucifié entre deux voleurs, avait besoin de tant d'éclat, pourquoi ses ministres avaient besoin de tellement de luxe, on éprouvait parfois une gêne. Pourquoi le dieu des pauvres était-il si bizarrement du côté des riches, avec les riches, sans cesse ? Pourquoi parlait-il de tout laisser depuis la bouche de ceux qui avaient tout pris ?
Après avoir invité Son Altesse à déplorer la voie par quoi les princes se font craindre des peuples au lieu de s'en faire aimer, il évoque le glaive, il menace : S'il en est autrement, le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère. Ça y est, pour la première fois peut-être, on entend ça : le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère.
Le martyre est un piège pour ceux que l'on opprime, seule est souhaitable la victoire.