L'Europe fantôme
L'Europe fantôme
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Je ne suis pas franchement un adorateur de Régis Debray, je ne souscris pas à toutes ses idées, mais j'ai apprécié l'échange et le débat qu'il a eu sur le thème de l'Europe avec l'écrivain Laurent Gaudé dans l'émission Livres & Vous diffusée ces derniers jours sur Public Sénat. C'est à cette occasion que j'ai découvert la parution récente de L'Europe fantôme, un court texte de Régis Debray publié dans la collection Tracts chez Gallimard.
« Pour mieux comprendre ce qui lui reste d'emprise sur les esprits, il faut rendre à l'idée sublime d'Union européenne son aura d'origine. Et rappeler à ceux de ses vingt-sept membres qui l'auraient oublié d'où vient la bannière bleue aux seulement douze étoiles d'or : du Nouveau Testament, Apocalypse de saint Jean, 12. L'emblème qui flotte au-dessus de nos têtes qui ne croient plus au Ciel remonte à l'an 95 de notre ère et célèbre l'imminent avènement du Royaume. Vision mystique engrisaillée, projet politique encalminé : les deux ne sont pas sans rapport. » – Régis Debray
S'affirmer à présent bon européen, comme jadis bon chrétien, c'est se ranger parmi les gens fréquentables et l'eurosceptique qui se prive de ce témoignage de moralité, sait se faire discret par crainte de se voir assimilé au nationaliste qui sacrifie l'amitié entre les peuples à de frileux et sordides réflexes.
C'est la paix mondiale par la mise hors jeu des arsenaux et des méfiances traditionnelles qui a fait l'Europe unie, et non l'inverse (comme nous aimons à le répéter car c'est flatteur pour nous).
La gauche « socialiste », en France, avec le point de mire se substituant au socialisme que fut, dans les années 1980, « l'Europe sociale », a fini par faire sienne la loi du marché (privatisation des services publics, démantèlement de l'État-providence, dérégulation de l'économie) et à communier dans le dogme, peu socialiste, d'une concurrence libre et non faussée.
Ce n'est pas le Zollverein, l'union douanière, qui a fait l'unité allemande, c'est Sadowa, Sedan et les Nibelungen (plus la bière, Luther et la Forêt Noire).
Si l'UE ressemble à un rassemblement pour la photo de groupe, elle le doit pour beaucoup à son défaut d'inscription dans l'espace et dans le temps. Europe reste un mot faible qui n'implique que faiblement ceux qui l'utilisent (un nom sans substitut commun possible, tel que pays, État, nation ou patrie), parce qu'elle ne suscite chez ses administrés aucun vibrato affectif, incolore et inodore parce que trop cérébrale. Bonne à concevoir plutôt qu'à sentir, à calculer plus qu'à imaginer, comme toute vue de l'esprit pauvrement musicale, la marotte des têtes pensantes contourne les cœurs simples. George Orwell ne supportait pas l'idée qu'un Anglais puisse écouter le God Save the King sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d'un passant se figeant sur le trottoir à l'écoute de L'Hymne à la joie.
L'Européen a des velléités mais, à la fin, il fait où Washington lui dit de faire, et s'interdit de faire là où et quand il n'a pas la permission.« Les Européens se sont accommodés de la vassalisation », s'étonnait hier Jean-Pierre Chevènement. C'est un mot déplaisant, comme celui de suzerain. On doit dire relation transatlantique, communauté de valeurs et partage du fardeau, ou burden sharing (la novlangue des diplomates a de remarquables fonctions anesthésiantes, voire euphorisantes). Vassalité est déplacé, d'autant plus qu'elle est vécue à l'ouest comme un remorquage (vers la postmodernité) et à l'est comme un rempart sécurisant (face à la Russie).
Mais pouvait-il en être autrement, dans nos contrées, dès lors qu'une civilisation dynamique et englobante venait à folkloriser nos cultures locales, transformées en écomusées, séjours touristiques et Venises encombrées ? Ce n'est pas par servilité mais par inculturation que l'extraterritorialité du droit américain est vécue comme naturelle. On ne comprendrait pas sinon qu'on accepte aussi facilement d'être taxé (acier et aluminium), racketté (les banques), écouté (la NSA), pris en otage (l'automobile allemande), commandé ou décommandé in extremis (militairement), soumis au chantage (nos entreprises en Iran), etc. L'hyperpuissance a obtenu sa naturalisation, et nous vivons comme nôtres ses conflits domestiques (tous de cœur derrière Mme Clinton, la bonne Amérique, contre la méchante, celle de Trump, en nous affiliant au Parti démocrate). « Le pouvoir, c'est de régner sur les imaginations », disait Necker, et l'américanisation de notre espace public (les « primaires ») a suivi celle de nos rêveries intimes.
Et que dire du réflexe propre à tout isme en perdition, le poussant à réclamer d'aller plus loin encore dans la même direction ? Le communisme a perdu « parce que nous n'avons pas été assez communistes », la monarchie de droit divin parce qu'elle a trop transigé avec les ennemis de Dieu et l'Europe défaille parce qu'il n'y a pas assez d'Europe : réaction quasi réglementaire des militants d'une cause à sa mise en échec par les malheurs du temps.
C'est tragique que l'Europe, la grande aventure d'une génération, l'ultime grand récit qui laisse le bec dans l'eau, soit devenu un jeu d'ombres, et que puisse être pris au sérieux ce qui l'est si peu. Accordons qu'il n'y a rien de gai à voir le Continent où fut inventée la politique, s'émasculer lui-même avec l'extension du domaine marchand à tous les aspects de la vie, la statistique en idole suprême.