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Les lectures en service de presse sont parfois décevantes, mais elles permettent aussi de découvrir de petits bijoux. C'est le cas avec ce roman d'Amor Towles, dont j'ai eu la chance de lire en avant-première la traduction en français, qui sera publiée cette semaine, le 22 août précisément.
Le résumé m'avait tout de suite attiré :
Au début des années 1920, le comte Alexandre Illitch Rostov, aristocrate impénitent, est condamné par un tribunal bolchévique à vivre en résidence surveillée dans le luxueux hôtel Metropol de Moscou, où le comte a ses habitudes, à quelques encablures du Kremlin. Acceptant joyeusement son sort, le comte Rostov hante les couloirs, salons feutrés, restaurants et salles de réception de l'hôtel, et noue des liens avec le personnel de sa prison dorée – officiant bientôt comme serveur au prestigieux restaurant Boyarski –, des diplomates étrangers de passage – dont le comte sait obtenir les confidences à force de charme, d'esprit, et de vodka –, une belle actrice inaccessible – ou presque –, et côtoie les nouveaux maîtres de la Russie. Mais, plus que toute autre, c'est sa rencontre avec Nina, une fillette de neuf ans, qui bouleverse le cours de sa vie bien réglée au Metropol.
Trois décennies durant, le comte vit nombre d'aventures retranché derrière les grandes baies vitrées du Metropol, microcosme où se rejouent les bouleversements la Russie soviétique.
La promesse, parcourir la Russie soviétique des années 1920 à 1950 par l'intermédiaire d'un aristocrate assigné à résidence dans un grand hôtel moscovite, était tentante. Je ne vais pas ménager le suspense plus longtemps : la promesse est largement tenue.
L'histoire a démontré que le charme est l'ambition ultime de la classe des rentiers.
Pourquoi donc notre pays s'est-il autant passionné pour le duel ? demanda-t-il à la cage d'escalier sans espérer de réponse.
Certains auraient sans doute répondu par facilité que le duel était un dérivé de la barbarie. Étant donné les longs hivers cruels de la Russie, sa familiarité avec la famine, son sens approximatif de la justice et ainsi de suite, il était naturel à l'aristocratie du pays d'adopter comme moyen de résoudre les conflits un acte d'une violence absolue.
Or selon l'opinion mûrement réfléchie du comte, si le duel avait emporté les faveurs des gentlemen russes, c'était uniquement en vertu de leur passion pour tout ce qui était éclatant et grandiloquent. Certes, par convention, les duels avaient lieu à l'aube dans des lieux isolés afin de garantir l'anonymat des gentlemen impliqués. Mais se déroulaient-ils pour autant derrière un tas de cendres ou dans une décharge ? Bien sûr que non ! Ils se déroulaient dans une clairière recouverte d'une fine couche de neige au cœur d'une forêt de bouleaux. Ou bien sur la berge d'un ruisseau sinueux. Ou encore en lisière d'un domaine familial sous les fleurs des arbres agitées par la brise... En d'autres termes, dans des décors qu'on n'aurait pas été surpris de découvrir au deuxième acte d'un opéra. En Russie, quel que soit le spectacle, tant que le décor a de l'éclat et le ténor de la grandiloquence, il trouvera son public.
De fait, au fil des années, à mesure que les lieux de duels gagnaient en pittoresque et les pistolets en raffinement, les hommes les plus distingués affichèrent une disposition à défendre leur honneur pour des offenses de moins en moins graves. Si bien qu'en 1900 la tradition du duel, qui était peut-être bien née en réponse à des crimes de la plus haute gravité – traîtrise, trahison, adultère –, avait peu à peu abandonné toute raison, et l'on se battait pour l'inclinaison d'un chapeau, l'insistance d'un regard, ou l'emplacement d'une virgule.
Les deux jeunes gens paraissaient donc peu voués à devenir amis. Pourtant, le destin n'aurait pas la réputation qu'on lui prête s'il ne faisait que ce à quoi on s'attendait.
En tant qu'archéologue, lorsque Thomsen divisa l'histoire de l'humanité entre âge de la pierre, du bronze et du fer, il le fit tout naturellement en se fondant sur les outils physiques qui définissent chaque époque. Mais quid du développement spirituel de l'humanité ? Et de son développement moral ? Crois-moi, ils ont progressé dans le même sens.
À l'âge de la pierre, l'homme des cavernes avait les idées aussi rudimentaires que sa massue, aussi basiques que le silex d'où il tirait des étincelles.
À l'âge du bronze, lorsque quelques petits malins découvrirent la science de la métallurgie, combien de temps leur fallut-il pour fabriquer des pièces, des couronnes, des épées ? Cette trinité impie à laquelle l'homme du peuple s'est ensuite retrouvé asservi pendant mille ans. Michka se tut un instant, les yeux au plafond, avant de reprendre.
Ensuite vint l'âge du fer, et avec lui la machine à vapeur, la presse, le fusil. Une trinité complètement différente, en effet. Car si ces outils ont été mis au point par la bourgeoisie afin de servir ses propres intérêts, c'est à travers la machine à vapeur, la presse et le fusil que le prolétariat a commencé à se libérer de l'exploitation, de l'ignorance et de la tyrannie.
Michka commenta cette trajectoire historique – ou peut-être ses propres tournures de phrase – d'un signe de tête appréciatif.
– Eh bien, cher ami, nous conviendrons je pense qu'un nouvel âge a commencé : l'âge de l'acier. Nous avons maintenant la capacité de construire des centrales électriques, des gratte-ciel, des avions.
Puis, se tournant vers le comte : – Tu as vu la tour Choukhov ?
Le comte répondit que non.
– C'est un bien bel objet, Sasha. Une spirale en acier de deux cents mètres de haut depuis laquelle nous diffusons les toutes dernières nouvelles et informations – mais également, eh oui, les mélodies sentimentales de ton cher Tchaïkovski –jusque dans chaque foyer, dans un rayon de cent soixante-dix kilomètres. Et à chaque fois, la morale russe progresse au même rythme que ces avancées. Il se peut que nous assistions de notre vivant à la fin de l'ignorance, de l'oppression et à l'avènement de la fraternité des hommes.
Un soulèvement populaire, des troubles politiques, le progrès industriel – la combinaison de ces trois facteurs peut faire évoluer une société si rapidement qu'elle sautera des générations entières, balayant ainsi des aspects du passé qui autrement auraient peut-être survécu plusieurs décennies. Et il ne peut qu'en être ainsi lorsque les hommes nouvellement arrivés au pouvoir se méfient de toute forme d'hésitation ou de nuance et placent les certitudes au-dessus de tout.
Oui, l'exil était aussi vieux que l'humanité. Mais les Russes furent le premier des peuples à maîtriser la notion d'exil dans leur propre pays. Dès le XVIIIe siècle, les tsars, plutôt que de chasser leurs ennemis du pays, choisirent de les envoyer en Sibérie. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient décidé qu'exiler un homme de la Russie comme Dieu avait exilé Adam du jardin d'Éden ne constituait pas un châtiment suffisamment sévère ; car dans un autre pays, un homme peut se jeter à corps perdu dans le travail, construire une maison, fonder une famille. En d'autres termes, recommencer une nouvelle vie.
Mais lorsque vous exilez un homme dans son propre pays, il lui est impossible de recommencer à zéro. Pour l'exilé intérieur – que ce soit en Sibérie ou à travers la Moins Six –, l'amour du pays ne sera jamais flou ou dissimulé par le brouillard du temps qui passe. En fait, comme notre espèce a, au fil de l'évolution, appris à accorder la plus grande attention à ce qui se trouve hors de sa portée, ces exilés rêveront des splendeurs de Moscou selon toute probabilité plus que n'importe quel Moscovite qui peut en profiter librement.
Mais les films américains, dit-il, méritaient de leur part un examen soigneux, pas simplement en tant que fenêtres offrant une perspective sur la culture occidentale, mais également en tant que mécanismes inédits de répression de classe. Car avec leur cinéma, les Yankees avaient semblait-il découvert comment calmer une classe ouvrière tout entière pour la modique somme de cinq cents par semaine.
Leur Dépression, expliquait-il. Elle a duré dix ans en tout. Une décennie complète, pendant laquelle ils ont laissé le prolétariat se débrouiller tout seul en fouillant dans les poubelles et en mendiant à la sortie des églises. S'il y a bien une période pendant laquelle les travailleurs américains auraient dû secouer le joug, c'est celle-là. Pourtant, ont-ils rejoint leurs frères d'armes ? Ont-ils pris leurs haches et défoncé les portes des grandes demeures ? Jamais. Tant s'en faut. Ils se sont traînés jusqu'au cinéma le plus proche, où on a fait miroiter sous leurs yeux la dernière fantaisie en date.
Tel un scientifique chevronné, Ossip disséquait froidement ce qu'ils venaient de regarder. Les comédies musicales ? Des « pâtisseries conçues pour calmer les pauvres avec des rêves de bonheur inaccessible ». Les films d'horreur ? Des « tours de passe-passe dans lesquels les ouvriers voyaient leurs peurs supplantées par celles de jolies jeunes filles ». Les comédies légères ? De « grotesques narcotiques ». Et les westerns ? La pire propagande qui soit. Des fables dans lesquelles le mal était représenté par des masses criminelles et voleuses de bétail tandis que le bien apparaissait sous les traits d'un individu solitaire qui risquait sa vie pour défendre le caractère sacré de la propriété privée. En somme, « Hollywood est la force la plus dangereuse qui soit dans toute l'histoire de la lutte des classes ».
Comme le Faucon maltais. Qu'est-ce que cet oiseau noir, sinon un symbole du patrimoine culturel occidental ? Cette sculpture d'or et de pierres précieuses façonnée par des chevaliers des croisades pour rendre hommage à un roi, c'est un emblème de l'Église et des monarchies – ces institutions rapaces sur lesquelles toute la vie artistique et intellectuelle de l'Europe s'est construite. Qui sait, peut-être leur amour de ce patrimoine est-il tout aussi peu judicieux que celui que le Gros porte à son faucon ? Peut-être est-ce cela précisément dont il faut se débarrasser pour que leurs peuples puissent espérer progresser.
« Les bolcheviques, poursuivit Ossip d'une voix adoucie, ne sont pas des Wisigoths, Alexandre. Nous ne sommes pas des hordes de barbares fondant sur Rome pour détruire tout ce qui est beau, simplement par ignorance et jalousie. Bien au contraire. En 1916, la Russie était un État barbare. La nation la plus illettrée d'Europe, dont la majorité des habitants vivaient en quasi-servage, travaillaient les champs avec des charrues en bois, battaient leurs femmes le soir à la chandelle, s'effondraient sur un banc ivres de vodka, avant de se lever à l'aube pour se prosterner devant leurs icônes. En d'autres termes, vivaient exactement comme leurs ancêtres cinq cents ans auparavant.
Notre vénération pour toutes ces statues, cathédrales et institutions antiques ne pourrait-elle pas justement avoir été cela même qui nous empêchait d'avancer ?
Et au fait, où en sommes-nous maintenant ? Jusqu'où avons-nous avancé ? En mariant le tempo américain et les objectifs soviétiques, nous sommes près d'atteindre le taux d'alphabétisation maximum. Les endurantes femmes russes, elles aussi esclaves autrefois, ont été élevées au rang d'égales. Nous avons construit de nouvelles cités, et notre production industrielle dépasse celle de la majeure partie des pays européens.
– Mais à quel prix ? Ossip frappa du plat de la main sur la table.
– À un prix exorbitant ! Vous pensez que les réussites des Américains – que le monde entier leur envie – ne leur ont rien coûté ? Demandez un peu à leurs frères africains ! Vous pensez que les ingénieurs qui ont conçu leurs illustres gratte-ciel ou construit leurs routes ont hésité une seconde avant d'aplatir les charmants petits quartiers qui leur barraient le chemin ? Je vous garantis, Alexandre, qu'ils ont posé les bâtons de dynamite et appuyé sur le détonateur eux-mêmes. Comme je vous l'ai déjà dit, les Américains et nous serons les nations dirigeantes de ce siècle parce que nous sommes les seules nations à avoir appris à balayer le passé plutôt que de nous incliner devant lui. Seulement eux ont agi de la sorte au nom de leur cher individualisme, alors que nos efforts à nous sont au service du bien commun.
Certains pourraient s'étonner que deux hommes se considèrent comme de vieux amis alors qu'ils ne se connaissaient que depuis quatre ans ; mais la solidité d'une amitié ne se mesure pas au passage du temps. Ces deux-là auraient eu l'impression d'être de vieux amis même quelques heures après s'être rencontrés. Cela était dans une certaine mesure dû au fait qu'ils étaient âmes sœurs – le genre à se découvrir au cours d'une conversation parfaitement fluide de multiples points communs et des raisons de rire. Mais il s'agissait aussi très certainement d'une question d'éducation. Élevés dans de grandes demeures au sein de villes cosmopolites, sensibilisés aux arts, jouissant de longs moments d'oisiveté et exposés aux plus beaux objets, le comte et l'Américain, pourtant nés à dix ans et six mille cinq cents kilomètres d'écart, avaient plus de choses en commun l'un avec l'autre qu'avec la majorité de leurs compatriotes respectifs.
C'est pour cette même raison, bien sûr, que les hôtels prestigieux des capitales du monde se ressemblent tous. Le Plaza à New York, le Ritz à Paris, le Claridge à Londres, le Metropol à Moscou – construits dans la même période de quinze ans : eux aussi étaient des âmes sœurs, les premiers hôtels de la ville équipés du chauffage central, de l'eau chaude et du téléphone dans les chambres, avec la presse internationale à disposition des clients dans le grand hall, une cuisine cosmopolite et des bars américains juste à côté de la réception. Ces hôtels avaient été construits pour des gens comme Richard Vanderwhile et Alexandre Rostov, afin qu'ils puissent lors de leurs voyages dans des villes étrangères se sentir tout à fait chez eux, en compagnie de gens de leur milieu.
Pourquoi, se demandèrent maints observateurs occidentaux, un million de citoyens étaient-ils prêts à faire la queue pour voir le cadavre d'un tyran ? Certains désinvoltes expliquèrent que c'était pour s'assurer qu'il était bien mort. Mais une telle remarque ne rendait pas justice aux hommes et aux femmes qui attendaient en pleurant. De fait, ils furent des millions à pleurer la perte de celui qui les avait menés à la victoire dans la Grande Guerre patriotique contre les forces hitlériennes ; et ils furent tout aussi nombreux à pleurer la perte de l'homme qui avait de manière aussi résolue hissé la Russie au rang de puissance mondiale ; tandis que d'autres sanglotaient simplement en comprenant qu'une nouvelle ère d'incertitudes commençait.